Pendant longtemps, la performance des contenus éditoriaux s’est mesurée à partir de signaux visibles : likes, partages, impressions, commentaires… Ces indicateurs ont structuré les stratégies et orienté les budgets. Aujourd’hui, l’essentiel de la circulation des contenus s’effectue ailleurs. Dans des messages privés, des groupes fermés, des conversations informelles — hors du champ des outils de mesure classiques.
Ce phénomène porte un nom : le dark social. Et il est devenu central dans la manière dont les opinions se forment, les marques se jugent et les décisions se prennent.
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Plusieurs études ont tenté de quantifier l’ampleur du phénomène. Digimind propose une lecture de la répartition des sources de trafic qui met en évidence un déséquilibre structurel. Selon cette visualisation, près de 84 % de la circulation des contenus relèverait du dark social, regroupé sous les catégories « direct » ou « autres », tandis que les canaux visibles — réseaux sociaux publics, search, referral ou dispositifs payants — n’en représenteraient qu’une part limitée. Une répartition indicative, qui souligne surtout combien l’essentiel des échanges se joue aujourd’hui hors radar.

Ce phénomène n’a rien de nouveau. Dès 2012, le journaliste Alexis C. Madrigal l’avait identifié dans The Atlantic, observant que la majorité des liens circulaient déjà en dehors des plateformes sociales visibles, via des canaux privés impossibles à tracer. Plus d’une décennie plus tard, cette intuition ne s’est pas seulement confirmée : elle s’est imposée comme un cadre de lecture central de la circulation des contenus et de l’influence numérique.
Pourquoi les conversations privées prennent le pouvoir
Selon le rapport Digital 2025 Global Overview publié par DataReportal, plus de 90 % des internautes dans le monde utilisent chaque mois au moins une application de messagerie. Ces applications figurent parmi les outils numériques les plus utilisés, devant la plupart des réseaux sociaux publics. Mais le succès du dark social n’est pas qu’une question de technologie. Il traduit une transformation plus profonde des comportements.
Partager un contenu en privé permet :
- de choisir son audience,
- de contextualiser un message,
- de réduire l’exposition publique,
- de renforcer une relation de confiance.
Les internautes se sentent plus à l’aise pour recommander un article, un point de vue ou une information sensible dans une conversation privée que sur un fil public. Ce réflexe est encore plus marqué sur les sujets perçus comme engageants : réputation, éthique, impact environnemental, transformation des organisations, emploi.
Les canaux privés dominants
WhatsApp s’impose comme le principal vecteur de ce partage invisible, avec plus de 3 milliards d’utilisateurs actifs dans le monde et un usage massif des groupes privés, notamment en Europe, en Amérique latine et en Afrique. Ces groupes — familiaux, amicaux ou professionnels — jouent aujourd’hui un rôle central dans la diffusion de contenus informationnels. Un article partagé dans un groupe WhatsApp peut circuler largement sans jamais apparaître dans les métriques sociales classiques.
Cette logique du partage privé ne se limite toutefois pas aux messageries. Elle traverse l’ensemble des plateformes sociales, y compris celles historiquement construites autour d’un fil public. Instagram en est un exemple révélateur. Comme le souligne son directeur Adam Mosseri :
Toute la croissance de ces cinq dernières années s’est faite sur les stories et les messages privées… Les ados passent plus de temps dans leur messagerie que sur les stories, et plus sur les stories que sur le fil d’actualités. On ne partage plus les moments de sa vie dans le flux comme avant, on les partage en stories ou par message.
Une évolution qui confirme que la conversation directe et contextualisée a pris le pas sur l’exposition publique.
L’e-mail
L’e-mail, quant à lui, reste un pilier structurant du dark social, en particulier pour les contenus longs et à forte valeur ajoutée. Plus de 4,3 milliards de personnes utilisent l’e-mail dans le monde un chiffre en croissance constante. Dans les environnements professionnels, l’e-mail demeure un vecteur privilégié pour partager analyses, articles de fond et documents de référence.
À ces géants s’ajoutent Slack pour les échanges d’équipe, Discord pour les communautés spécialisées, et les messages privés sur LinkedIn pour le partage professionnel — autant d’outils où les contenus se partagent sans qu’on puisse les suivre.
Mais le dark social ne se joue pas uniquement en ligne. Les événements, rencontres professionnelles et échanges informels prolongent ces conversations hors écran. Une conférence, un salon ou un événement interne deviennent souvent des points de départ pour des discussions qui se poursuivent ensuite en privé : recommandations verbales, partages de liens, citations d’articles ou d’interventions entendues sur scène. Ce bouche-à-oreille, amplifié par le numérique, constitue l’une des formes les plus influentes — et les plus difficiles à mesurer — de circulation des contenus.
Ce que le dark social change pour les entreprises
Le dark social ne signifie pas que les organisations ont « perdu le contrôle ». Il révèle un déplacement du centre de gravité de l’influence.
Première conséquence : la visibilité ne garantit plus l’impact. Un contenu peu commenté publiquement peut largement circuler en privé, tandis qu’un post très visible reste parfois sans effet réel sur les perceptions ou les décisions.
Deuxième conséquence : les contenus doivent résister au hors-contexte. Dans les conversations privées, un article est souvent lu partiellement, de temps en temps via une simple capture d’écran. Sa valeur repose alors sur la clarté du message, la solidité des faits et l’immédiateté de la compréhension.
Troisième conséquence : la mesure doit évoluer. Impossible de tout tracer. Les organisations doivent croiser les signaux faibles :
- Retours terrain des équipes commerciales ou RH
- Questions récurrentes en rendez-vous
- Mentions indirectes de contenus dans les échanges
- Corrélations entre prises de parole éditoriales et demandes entrantes
Le dark social impose de compléter la data quantitative par une lecture qualitative de l’influence.
L’employee advocacy, un levier stratégique face au dark social
À mesure que les échanges se déplacent vers des espaces privés, les collaborateurs deviennent des relais naturels de l’information. Le partage de contenus via leurs réseaux personnels — messages directs, groupes Slack ou échanges WhatsApp — prolonge les conversations professionnelles là où elles ont réellement lieu, hors des canaux publics.
Ce rôle est d’autant plus déterminant que la confiance pèse lourd dans les décisions. Selon le Trust Barometer d’Edelman, 88 % des décideurs B2B placent la confiance au cœur de leur processus de choix. Une recommandation entre pairs, formulée dans un cercle restreint, a ainsi souvent plus de poids qu’un message public ou qu’un discours de marque. Les contenus qui circulent dans ces espaces de confiance sont perçus comme plus crédibles et plus pertinents.
Encourager cette dynamique permet de nourrir un relai discret mais structurant, susceptible de renforcer la notoriété et, parfois, d’ouvrir la voie à de nouveaux leads. L’enjeu n’est pas de faire “parler les collaborateurs”, mais de produire des contenus suffisamment clairs et utiles pour qu’ils aient naturellement leur place dans les échanges réels.
Vers une communication pensée pour le visible… et l’invisible
Le dark social ne signe pas la fin des réseaux publics. Il rappelle simplement que l’essentiel de la valeur conversationnelle se joue ailleurs. Dans des espaces choisis, souvent plus exigeants, où les messages sont évalués sur leur fond plutôt que sur leur mise en scène.
Dans ce contexte, la stratégie éditoriale reprend une place centrale. Non pour « performer » dans les algorithmes, mais pour produire des contenus capables de circuler, de convaincre et de durer — même lorsqu’ils quittent le radar.